LES RÉSEAUX SOCIAUX À L’ÉPREUVE DU DEVOIR DE RÉSERVE DES AGENTS PUBLICS
Si les agents publics jouissent d’une liberté d’expression, ils sont aussi tenus de respecter un devoir de réserve dans leurs propos, notamment sur les réseaux sociaux. Ce qui les place, à l’ère de Twitter et de Facebook, dans une position d’équilibristes.
« Il ne suffit pas de parler, il faut parler juste », écrivait William Shakespeare il y a plus de quatre cents ans dans Le Songe d’une nuit d’été. Une phrase, ou pourrait-on même dire un proverbe, que tous les agents publics devraient avoir en tête lorsqu’ils sont amenés à utiliser les réseaux sociaux, s’ils ne veulent pas risquer de « se prendre les pieds dans le tapis ». Plusieurs décisions récentes de la justice administrative l’ont démontré : quand ils utilisent les réseaux sociaux, les agents publics ne sont pas pour autant affranchis de leurs obligations déontologiques. Bien au contraire, ces agents s’exposent à des sanctions disciplinaires, mais aussi à une remise en cause de leur carrière s’ils s’aventurent à franchir la ligne rouge.
Un officier de la gendarmerie nationale avait ainsi été jugé fautif par le Conseil d’État en juin 2018 pour avoir publié sur les réseaux sociaux des « contenus critiquant en termes outranciers les autorités de l’État ». Et ce alors même que ce militaire avait eu recours à l’usage d’un pseudonyme. Dans ses publications, il s’était néanmoins prévalu de sa qualité d’ancien élève de Saint-Cyr et de l’École des officiers de la gendarmerie nationale. Ce qui lui a valu la confirmation de son blâme par le Palais-Royal. Autre exemple, celui de cette stagiaire de la fonction publique territoriale qui s’était vu refuser sa titularisation en raison des propos « inappropriés » qu’elle avait tenus sur Facebook à l’encontre des élus de sa collectivité, décision que la cour administrative d’appel de Bordeaux a confirmée en mai dernier.
Qu’il s’agisse de Twitter, de Facebook ou encore de LinkedIn, ces deux situations révèlent effectivement la difficulté à laquelle sont aujourd’hui confrontés les agents publics avec la montée en puissance des réseaux sociaux. Une position d’équilibristes, en quelque sorte. Si les agents publics jouissent en effet de la liberté d’expression et d’opinion, ils sont aussi tenus de respecter une obligation de discrétion professionnelle ainsi que le fameux « devoir de réserve ». Dégagé de longue date par la jurisprudence (la première fois remontant à 1935), ce terme désigne l’obligation faite à tout agent public de faire preuve de réserve et de retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Un principe dont le champ d’application est aujourd’hui particulièrement large, puisque de multiples formes d’expression sont concernées par cette obligation de réserve, pendant le temps de travail comme en dehors : les propos tenus oralement comme les écrits dans les journaux, mais aussi, donc, sur les réseaux sociaux.
Certes, le juge administratif « s’est prononcé dans le sens d’une appréciation exigeante du devoir de réserve des agents publics sur les réseaux sociaux », souligne le Conseil d’État dans sa dernière étude annuelle, consacrée à ce thème des réseaux sociaux et publiée en septembre dernier. Le Palais-Royal le reconnaît néanmoins : le principe du devoir de réserve est « d’un usage délicat lorsque l’expression a lieu » sur un compte public de réseau social.
« Le développement des usages numériques et bien entendu des réseaux sociaux rend plus difficile la maîtrise de l’expression des agents publics dans le sens où ils facilitent leurs expressions, affirme Ludovic Lombard, docteur en droit public. Mais aucune liberté n’est absolue et les propos tenus par des agents publics peuvent donc aller à l’encontre de leurs obligations, la principale problématique posée par l’utilisation des réseaux sociaux dans la fonction publique résidant dans ce brouillage des frontières entre l’espace professionnel et l’espace personnel. » Une frontière à la porosité admise depuis longtemps mais qui s’est estompée du fait de l’émergence des réseaux sociaux. Sans que les agents publics aient pour autant conscience des risques encourus avec leur utilisation.
« Quand un agent public devient internaute, il a peut-être parfois tendance à relativiser le fait qu’une déontologie s’applique toujours », explique Emmanuel Aubin, professeur agrégé de droit public et membre de l’Observatoire de l’éthique publique. Cet universitaire spécialiste des questions de droit de la fonction publique relève un « syndrome du vendredi soir » où, « après une semaine bien chargée », un agent public peut avoir tendance à « dire tout le mal qu’il pense de sa hiérarchie ». Non sans risques donc… « L’agent public est un travailleur obligé, poursuit Emmanuel Aubin. Exercer sa mission dans une ambiance de service public génère l’obligation de respecter certains principes et valeurs, mais l’usage grandissant des réseaux sociaux peut amener à ne pas bien cerner ces fameuses zones grises et la différence entre ce qu’il est permis de dire ou non, d’où un certain nombre de difficultés pour les agents publics. » *
Régulation par le droit souple
Que faire pour permettre aux agents publics d’être mieux à même de s’exprimer, sans risques, sur les réseaux sociaux, à l’heure où le Conseil d’État, dans son étude, pousse à un usage plus intensif de ces réseaux par l’administration ? Comment, en somme, réguler ou mieux réguler l’usage des réseaux sociaux par les agents publics ? Tous les observateurs en conviennent : l’atteinte de cet objectif passe notamment par des actions de formation à l’utilisation des réseaux sociaux au regard de la liberté d’expression et du principe du devoir de réserve. Qui plus est quand certains agents sont pris au propre piège de leur expression, parfois même de façon involontaire, par méconnaissance du cadre légal.
Autre piste avancée pour éviter les écarts : le droit souple. Plusieurs administrations se sont déjà dotées de chartes de déontologie ou de guides de bonnes pratiques d’utilisation des réseaux sociaux par leurs agents. C’est le cas notamment des ministères économiques et financiers, qui disposent depuis 2018 d’une « Charte d’utilisation des outils numériques » traitant des réseaux sociaux. Celle-ci autorise les agents du ministère à utiliser les réseaux sociaux « grand public », mais ils sont alors tenus responsables des propos qu’ils y publient. Une charte qui met l’accent sur les conséquences que les agents doivent assumer, mais aussi sur la perméabilité de la frontière entre vie professionnelle et vie privée.
Le sujet de l’utilisation des réseaux sociaux a également été pris à bras-le-corps par le Conseil d’État concernant ses magistrats administratifs. La charte de déontologie de la juridiction administrative a ainsi été complétée en 2018 pour tenir compte de l’usage des réseaux sociaux. Cette charte recommande notamment aux magistrats d’observer « la plus grande retenue dans l’usage des réseaux sociaux ». « Dans tous les cas, il convient de s’abstenir de prendre part à toute polémique qui, eu égard à son objet ou son caractère, serait de nature à rejaillir sur l’institution », y est-il aussi indiqué. Il est également recommandé aux membres de la juridiction administrative de ne pas mentionner leur qualité de magistrat ou de membre du Conseil d’État lorsqu’ils renseignent leur profil sur un réseau social à vocation non professionnelle.
Mais ce droit souple, non contraignant par nature, « présente plusieurs faiblesses », selon le chercheur Ludovic Lombard : « Tout d’abord en matière de sécurité juridique, explique-t-il, puisque l’effectivité d’une charte, par exemple, dépend de l’application qui en est faite. Ainsi, malgré la conformité de ses actes avec ladite charte, l’agent pourrait se voir sanctionné en cas de mauvais usage des réseaux sociaux. » Manière de souligner que la charte n’engage pas le juge, qui peut délivrer une approche plus restrictive. « Le recours au droit souple peut être une bonne chose dans le cas où il s’agit de préciser ce qu’il est autorisé de dire ou non sur les réseaux sociaux, abonde Prune Helfter-Noah, co-porte-parole du collectif Nos services publics, marqué à gauche et composé d’agents et de cadres de la fonction publique. Mais du droit souple qui reste à un niveau minimum et loin des préoccupations concrètes des agents publics, c’est moins utile. »
En finir avec « l’argument massue »
Au-delà, la représentante de ce collectif lancé récemment pour « reprendre la parole » plaide pour une évolution du discours autour du devoir de réserve, y compris sur les réseaux sociaux. Elle pointe ainsi ce principe comme l’ »argument massue utilisé à toutes les sauces » et qui, selon elle, « peut bloquer les agents publics sur les réseaux sociaux ». « Il faut avoir conscience que le devoir de réserve n’est pas inscrit dans la loi – à certaines exceptions près (notamment pour les policiers, les militaires et les magistrats) –, au contraire de la liberté d’opinion, qui est un principe reconnu pour tous, développe Prune Helfter-Noah dont le collectif a récemment publié un guide sur le devoir de réserve et la liberté d’expression des agents publics. Les administrations et au-delà le juge doivent concilier la liberté d’opinion, qui est le principe, et le devoir de réserve, qui est l’exception. […]. Le risque, c’est d’inverser cette logique et de partir du principe que, a priori, l’agent public n’aurait le droit de s’exprimer sur aucun sujet et sur aucun support. La liberté d’opinion est le principe, il faut bien le garder en tête, notamment s’agissant des réseaux sociaux. Le devoir de réserve ne doit pas signifier être muselé. »
« On n’est pas dans une démocratie qui muselle les propos, mais peut-être doit-elle faire plus de pédagogie, rétorque l’universitaire Emmanuel Aubin. Il ne faut jamais faire de la morale mais expliquer que si le droit, ce n’est pas de la morale, il y a quand même un peu de morale dans le droit, d’où la nécessité de faire de la pédagogie et de former les agents pour les aider à bien mesurer les conséquences des propos qu’ils tiennent sur les réseaux sociaux. » Le débat n’a pas fini de faire rage.