LA NUMÉRISATION DES ADMINISTRATIONS PRODUIT TENSIONS ET EXCLUSION
En Suisse, pays voisin où la dématérialisation administrative a connu une accélération comparable à celle de la France, les effets de la transformation numérique dans le travail social sont encore peu étudiés.
Pour contribuer à combler ce manque de connaissances, une étude exploratoire a récemment documenté les potentialités et limites de la numérisation, du point de vue des professionnels du domaine de l’insertion socioprofessionnelle, et abouti à la formulation de recommandations. Ces dernières font écho à celles du HCTS tout en les complétant utilement.
Une dématérialisation administrative excluante
Dans les discours des pouvoirs publics, la transition numérique prend avant tout les traits de l’innovation et de la simplification, en rendant un nombre croissant de services accessibles par un simple « clic ». Sa diffusion crée cependant de nouvelles difficultés (ou en réactualise) en matière d’inclusion et d’insertion, particulièrement pour les franges de la population les plus vulnérables et les moins équipées en appareils numériques connectés.
Il n’empêche, le développement de l’administration numérique ne cesse de s’accélérer depuis une vingtaine d’années dans la plupart des pays dits développés. La Suisse n’échappe pas à ce mouvement général et ses autorités poursuivent depuis 2007 une stratégie nationale de « cyberadministration ».
En se « dématérialisant », l’administration impose une logique de libre-service qui repose sur la figure de l’usager connecté, co-producteur des services qu’il ou elle consomme, capable d’accéder seul à « des prestations sans relation ».
Ce processus renforce les difficultés des personnes disposant d’une faible autonomie administrative. Rien de moins étonnant donc que les inégalités numériques se soient accrues avec la crise sanitaire, économique et sociale liée au Covid-19, laquelle a mis en lumière l’étendue du phénomène de l’illectronisme (ou illettrisme numérique, soit l’incapacité à utiliser correctement des outils informatiques), qui touche une personne sur cinq en Suisse. Cette proportion est comparable en France, où le phénomène concerne 17 % de la population.
Des professionnels sous tension
Face à ces difficultés, les professionnels de l’accompagnement vers l’emploi et du travail social en général doivent souvent adopter une posture de médiation entre les outils et les bénéficiaires qui ne disposent pas des compétences requises. Cela génère fréquemment des tensions entre « savoir-faire » et « devoir-faire » et réactualise de vieilles tensions entre aider et contrôler, au cœur du travail social depuis ses origines.
L’étude menée par une équipe de la Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR/HES-SO) a récemment permis de documenter, pour la première fois en Suisse, les effets du numérique sur les pratiques et représentations des professionnels de l’insertion. Au moyen d’un questionnaire en ligne en trois langues, adressé à l’ensemble des professionnels du domaine, et de deux focus groupes réunissant chacun sept professionnels, elle documente les mutations du travail d’accompagnement vers l’insertion socioprofessionnelle.
De l’avis de plus de 85 % des répondants (cadres et professionnels de première ligne confondus), la transition numérique aggrave les inégalités entre bénéficiaires en matière d’insertion, selon leur degré d’équipement et d’autonomie numérique. Les difficultés rencontrées par de nombreux bénéficiaires en lien avec le numérique donnent lieu à une augmentation des demandes d’aide adressées aux professionnels, qui s’engagent fréquemment dans des actions de médiation numérique pour permettre aux personnes qu’ils et elles accompagnent de réaliser leurs démarches ou d’accéder à leurs droits. Pourtant, cette activité de médiation ne relève généralement pas du mandat institutionnel de ces professionnels. Ces derniers doivent ainsi composer avec une multitude de contraintes, à commencer par un manque de consignes claires, mais aussi de temps à disposition pour favoriser l’acquisition de compétences numériques chez les bénéficiaires, et une absence de moyens d’évaluation de ces compétences.
Quelques recommandations utiles pour les pouvoirs publics
Cette étude a permis de formuler les cinq pistes d’action suivantes. Bien que s’inscrivant dans le contexte suisse, elles résonnent aussi avec la situation française et les récentes recommandations du HCTS.
1. Construire un outil d’évaluation des compétences numériques des bénéficiaires.
Un outil d’évaluation des compétences numériques des bénéficiaires permettrait d’améliorer l’orientation vers les mesures d’accompagnement existantes et l’individualisation de l’offre de soutien/formation. Cet outil servirait à déterminer les besoins spécifiques de formation au numérique, qui peuvent être de nature et d’intensité différentes entre les bénéficiaires et selon les domaines de compétences évalués. Il favoriserait aussi une évaluation plus rapide, harmonisée et limitant les biais des évaluateurs, liés entre autres à leur propre degré de maîtrise des appareils numériques et démarches en ligne.
2. Concevoir des interfaces faciles à utiliser, dont l’ergonomie tienne compte des compétences et besoins des bénéficiaires.
Dans l’idéal, les bénéficiaires devraient être inclus dans le processus de conception, et d’actualisation, de nouveaux outils et procédures numériques, afin que ceux-ci soient les plus adaptés à leurs besoins. Comme l’ont montré différents travaux scientifiques, les utilisateurs d’un outil s’en saisissent d’autant plus facilement et durablement qu’ils et elles ont pu contribuer à sa conception, et qu’ils et elles se sentent correspondre à la figure de l’usager-type. L’importance d’inclure les utilisateurs finaux (bénéficiaires comme professionnels) dans la durée est d’autant plus vive que le numérique évolue (très) rapidement, ce qui favorise chez les utilisateurs des phénomènes de décrochage.
3. Développer des actions de médiation numérique pour démocratiser l’acquisition de compétences de base par les bénéficiaires.
La médiation numérique est encore peu thématisée en Suisse alors qu’elle connaît un essor important en France, sans répondre pour autant aux besoins d’aide engendrés par une dématérialisation « à marche forcée » (Défenseur des droits). Afin d’accéder à leurs droits dans le cadre de démarches massivement en ligne, les citoyens les moins à l’aise avec le numérique se retrouvent très souvent à devoir faire appel à des proches ou à des relais associatifs. Ces derniers sont souvent mal préparés à cette activité, ce qui soulève de nombreux enjeux éthiques, mais aussi en termes de formation (initiale et continue). Il apparaît crucial de développer et professionnaliser l’accompagnement à l’acquisition de compétences numériques de base.
4. Garantir un accès à du matériel informatique fonctionnel pour les bénéficiaires.
Lors de la pandémie de Covid-19, nombre de bénéficiaires ont été brusquement confrontés à des difficultés administratives exacerbées, en l’absence de matériel informatique à disposition, de connexion à Internet ou de savoir-faire en matière de procédures numériques. Bien que de nombreuses associations et entreprises d’insertion s’efforcent de fournir à leurs bénéficiaires un accès à un smartphone, une tablette ou un ordinateur fonctionnels, cet effort ne devrait pas reposer entièrement sur la bonne volonté de quelques individus ou organisations. Cette situation rappelle notamment l’importance décisive des conditions matérielles de vie, et plaide pour une meilleure compréhension des logiques à la base des dépenses opérées par celles et ceux qui disposent des moyens financiers les plus limités et précaires.
5. Maintenir des lieux d’accueil physique, comme alternative au « tout numérique ».
Plusieurs travaux de recherche ont souligné le risque accru d’exclusion provoqué par la numérisation massive des prestations sociales. En Suisse aussi, les alternatives au « tout numérique » constituent désormais un champ de réflexion et d’intervention nécessaire pour garantir l’accès aux droits de l’ensemble des citoyens, mais aussi leur continuité dans le temps.
Le rapport complet de l’étude est disponible ici et l’infographie en français là.
Maël Dif-Pradalier, professeur, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et Thomas Jammet, sociologue – adjoint scientifique, Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Publié le 18/08/2023
dans :lagazettedescommunes.com
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