« MA BIBLIOTHÈQUE » : LE MINISTÈRE DE LA CULTURE EN (RASE) CAMPAGNE
En réflexion depuis plusieurs années, la campagne de communication consacrée aux bibliothèques venait répondre aux attentes des professionnels de la lecture publique. Face au résultat, une certaine déception se manifeste quant à la forme du message. Mais aussi à ce qu’il masque de la situation vécue sur le terrain.
Reconnaissons d’emblée un certain volontarisme de la rue de Valois, qui, dans la foulée du « Plan Bibliothèques » entamé en 2018, peu après la première élection d’Emmanuel Macron, a lancé quelques initiatives en direction de la lecture publique. Remontant à 2017, les Nuits de la lecture rythment ainsi le début d’année, au même titre que Partir en livre, manifestation créée en 2015 par le Centre national du livre, mais pas délaissée par le ministère de la Culture.
L’année dernière, #10marsjelis venait ajouter une autre date littéraire au calendrier perpétuel : moins destiné aux bibliothèques qu’aux lieux où le livre n’est que rarement évoqué (au travail, par exemple), le rendez-vous concerne bien la lecture publique, et donc les établissements.
D’autres événements nationaux, plus anciens, sont prisés des bibliothèques, comme la Semaine de la langue française et de la francophonie (en mars), ou le Printemps des Poètes (en mars toujours).
Le Pass Culture, principal instrument culturel des mandats Macron, s’est d’ailleurs tourné vers les établissements de lecture publique, pour les inclure dans les offres à destination des jeunes bénéficiaires.
Enfin, si la proposition ne découlait pas de Valois, celui-ci a néanmoins ouvertement soutenu la loi Robert, texte très attendu des professionnels, qui cadre leurs missions et celles des établissements de lecture publique.
Érosion de la fréquentation
Malgré ces occasions de mettre en avant les bibliothèques — et dans lesquelles les professionnels s’impliquent largement —, la fréquentation des établissements est en berne depuis quelques années. Un constat réalisé par le ministère de la Culture lui-même, et plus précisément son directeur chargé du livre et de la lecture à la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), Nicolas Georges.
Devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE), il exposait le « fait que seulement 30 % des établissements de lecture publique avaient retrouvé une fréquentation équivalente à celle de 2019, décrivant ainsi une perte de public importante alors même que les médiathèques ont profondément fait évoluer leurs missions au service des publics ».
Une observation qui a un peu plus motivé la mise en place de cette campagne de communication « en faveur de l’action et des services des bibliothèques ». Elle a d’abord consisté en un spot de 30 secondes, destiné à une diffusion en ligne, sur les réseaux sociaux, et à la télévision.
Pour accompagner ces images, quelques données sur les bibliothèques en France, ainsi qu’une « Journée de mobilisation des bibliothèques », le 6 septembre. Entre 300 et 400 animations ont été organisées dans des établissements, en particulier dans le centre et l’ouest de la France : les agents ont répondu présents, conscients que la réussite de l’événement reposait beaucoup sur leurs épaules.
“À quoi nous attendions-nous ?”
« La campagne a pour objectif de donner envie au public d’aller en bibliothèque et, en cette rentrée, de s’y inscrire. Plus généralement, elle vise à faire revenir le public perdu en bibliothèque à l’issue de la crise sanitaire et de l’élargir, ainsi que de renouveler leur image, notamment auprès des plus jeunes », explique le ministère de la Culture dans le dossier de presse accompagnant son opération de communication.
De fait, le spot s’applique à présenter différents publics au sein d’un établissement, utilisant une large quantité de services différents, des livres aux jeux vidéo, en passant par une animation culturelle. Le message est quant à lui assez limpide : les bibliothèques sont des havres de culture et d’échanges, refuges face au tumulte du monde — qu’elles s’appliquent pourtant à ne pas ignorer, par exemple en menant une réflexion sur l’impact écologique de leurs activités.
Si l’on apprécie l’effort, du côté de la profession, la forme du message préoccupe malgré tout, pour dire le moins. « Forcément on est déçu du résultat, et puis finalement l’est-on vraiment, à quoi nous attendions-nous ?… », lâche ainsi le bureau de l’Association des Bibliothécaires de France dans sa dernière lettre aux adhérents, consultée par ActuaLitté.
La présence d’un livre de Jules Verne dans une édition quelque peu désuète et « autres clichés du visuel choisi » n’ont pas convaincus les premiers concernés.
Une diffusion plus ou moins large
Pour la diffusion du message, les moyens mis en œuvre sont loin de convaincre toute la profession. En témoigne une grille des passages télévisuels du spot, partagée par le Service du Livre et de la Lecture aux organisations professionnelles afin de mobiliser.
Les horaires auront de quoi surprendre. On constate par ailleurs que le ministère de la Culture s’est limité aux chaînes de l’audiovisuel public, où la diffusion ne lui a pas coûté un centime. Précisons toutefois que cette grille ne comprend pas tous les passages : d’autres ont été réalisés sur TV Guadeloupe, TV Guyane, TV Martinique, TV Martinique, TV Mayotte et TV Réunion « à raison de 3 spots par jour », ajoute la rue de Valois. Malgré tout, et sans trop de surprise, aucune pub pour les bibs’ en vue lors de la mi-temps du match de rugby France-Namibie, le 21 septembre dernier…
En complément de cette diffusion télévisuelle, une surdiffusion, explique le ministère, sur la plateforme de rediffusion de France Télévisions et FranceTV&Vous, sur les réseaux sociaux du ministère de la Culture (YouTube, LinkedIn, Instagram, Facebook, X) et sur les écrans in situ des lieux concernés : ministère, bibliothèques et mairies participantes.
« [U]ne capsule vidéo d’une durée de 10 secondes, au format 9:16 », tirée du spot plus long, a été « conçue spécifiquement pour la campagne de sponsorisation sur les réseaux sociaux (6 septembre – 4 octobre, avec une surpondération en outre-mer) et pour la campagne d’affichage numérique dans les transports en commun et dans les centres commerciaux dans toutes les grandes villes françaises (1er – 16 septembre) ».
Une campagne d’affichage dans les commerces de proximité a été accrochée dans l’espace public du 4 au 10 septembre. En complément, une campagne marketing numérique a été proposée du 6 septembre au 4 octobre, fonctionnant sur la géolocalisation. Un message radio, inspiré du film et portant le slogan de la campagne, a été diffusé sur les ondes de France Bleu du 6 au 24 septembre.
– Le Ministère de la Culture
Enfin, un kit de communication « a été adressé aux réseaux professionnels (du livre et communicants territoriaux) pour relayer la campagne dans leurs espaces », complète le ministère de Rima Abdul-Malak.
Le Pass Culture a également été utilisé, pour viser spécifiquement les jeunes bénéficiaires (autour de 18 ans et moins), en plus d’une rencontre, le 6 septembre, entre Jeanne Seignol, animatrice de la chaîne YouTube Jeannot se livre et le rappeur Malone avec des utilisateurs du Pass Culture.
Nous avions interrogé le ministère sur d’autres points de la campagne, comme les budgets de production et de diffusion du spot, sans succès. La rue de Valois nous confirme toutefois qu’un autre volet est prévu, un peu plus axé sur les jeunes, « avec la diffusion d’entretiens, en vidéo, de personnalités qui témoigneront de leur attachement aux bibliothèques et de l’importance du rôle de ces équipements de proximité », sans plus de précisions pour le moment.
Les travers de la campagne et la rétention d’informations de la rue de Valois interpellent aussi le syndicat Force Ouvrière, et plus particulièrement la commission culture du Groupement Départemental des Syndicats FO des Services Publics de la Loire.
Dans une lettre ouverte envoyée à la ministre (accessible en fin d’article), elle demande « des détails sur les coûts de la campagne, les agences impliquées, les professionnels consultés, et la justification des choix créatifs, dans le contexte budgétaire actuel de la fonction publique, ainsi que pour rappeler la nécessité d’investir non dans la communication, mais dans le fonctionnement des services ».
Le courrier pointe une affiche porteuse « d’une vision passéiste et élitiste de la culture, excluante plutôt qu’ouverte à la diversité », et un spot qui fait « de la bibliothèque un refuge plutôt qu’un lieu ouvert sur le monde, et fustigeant en face le vilain internet et les réseaux sociaux ». Le syndicat FO réclame en conséquence une « utilisation des ressources publiques […] transparente et justifiée », par le dévoilement des budgets, des agences à l’origine de la campagne, des professionnels consultés, des objectifs…
Décalages avec le terrain
Une autre de nos questions portait sur la définition de la cible de la campagne : dans ses réponses et ses éléments de communication, le ministère explique que les « réseaux sociaux ont ainsi largement été investis pour cibler le jeune public ». Si la nécessité de faire connaitre la bibliothèque aux plus jeunes peu difficilement être contredite, sont-ils le premier public véritablement concerné ?
Les jeunes, et après ?
Pas certain. Dans sa dernière enquête décennale consacrée aux publics des médiathèques et à leurs pratiques, publiée en 2017, le ministère de la Culture soulignait en effet que 70 % des 15-24 ans fréquentent les établissements.
Ce résultat traduit l’effet des actions engagées par les bibliothèques en direction de ces classes d’âge, sur le temps scolaire et périscolaire, dans un contexte où l’éducation artistique et culturelle doit être plus que jamais une priorité. Il exprime également une forte attente des publics lycéens et étudiants ; il y a là un véritable enjeu social, dans un contexte de croissance de la population étudiante.
– Le ministère de la Culture, en 2017
La fameuse enquête Pratiques culturelles, menée par le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture aboutissait peu ou prou au même constat. Selon les derniers résultats disponibles, 49 % des 15-19 ans et 36 % des 20-24 ans ont fréquenté au moins une bibliothèque sur l’année écoulée et représentent les deux tranches d’âge qui, de loin, sont les plus présentes dans les établissements de lecture publique.
La fréquentation des bibliothèques et médiathèques décroit ainsi avec l’âge, l’entrée dans la vie active, puis la perte d’autonomie. La connaissance de ces lieux et de leurs services par les plus jeunes, elle, est le plus souvent assurée par des partenariats avec les écoles, les collèges ou, dans une moindre mesure cependant, les lycées.
“Les moyens manquent”
Un autre décalage avec la réalité vécue par les professionnels, qui n’est toutefois pas spécifiquement imputable à la campagne du ministère, se retrouve dans le traitement médiatique de cette journée du 6 septembre. « [C]e qui est plus décevant pour nous, c’est que l’attention des médias se soit finalement focalisée sur ces questions d’horaires d’ouverture », note encore l’Association des bibliothécaires de France.
On aurait pu rebondir sur tout ce que les médiathèques proposent, sur leur proximité, leur accès libre, la richesse et la diversité de leurs services, le travail formidable des bibliothécaires, mais non, on nous ramène (et réduit) de nouveau aux questions d’horaires d’ouverture, alors qu’il est évident que cette question ne peut être abordée sans être dissociée de celle des moyens, et que les moyens manquent.
– L’Association des Bibliothécaires de France
La commission culture du Groupement Départemental des Syndicats FO des Services Publics de la Loire partage ces inquiétudes et rappelle « que la principale difficulté rencontrée aujourd’hui au sein des bibliothèques est le manque de moyens de la fonction publique dans son ensemble ».
Afin de rechercher de nouveaux publics, les médiathèques travaillent avec les écoles, les hôpitaux, les maisons de retraite, les crèches, la PMI, les centre sociaux… tant de secteurs qui, par manque de moyens et de personnels ne sont plus en capacité d’être des partenaires réguliers, malgré les volontés réciproques.
– Lettre ouverte du Groupement Départemental des Syndicats FO des Services Publics de la Loire
Si l’action conjoncturelle que représente la campagne du ministère reste la bienvenue aux yeux des professionnels, une politique structurelle serait donc plutôt attendue : choyer le secteur de la culture, aussi bien ses services publics que ses associations — 43 % des associations culturelles ont perdu des bénévoles exerçants des responsabilités depuis le printemps 2022, selon le baromètre annuel de la Coordination des fédérations et associations de culture et de communication. Sans oublier de fournir aux citoyens les conditions pour jouir de leurs droits culturels : combler les inégalités, réduire le temps de travail, améliorer les rémunérations… Voire avancer l’âge de départ à la retraite ?
À ce titre, rappelons que, si le ministère décompte 15.500 bibliothèques sur tout le territoire, « force est de constater que la moitié environ ne fonctionne qu’avec des bénévoles et qu’une large part des bibliothèques de petites communes (moins de 5000 habitants) ont recours à leurs services », comme l’évaluait l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche dans un rapport remis en février 2022 au ministère de la Culture.
Si, en période d’inflation, le gouvernement a fait un geste envers les collectivités en augmentant de 200 millions € la dotation globale de fonctionnement, le manque d’attractivité du service public et la fatigue des bénévoles pèsent aussi sur la qualité générale des services des bibliothèques. Faire connaitre ces dernières est une chose, les pérenniser en est une autre.
Publié le :05/10/2023
Antoine Oury
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Photo : Pexels
Photographie : capture d’écran du spot « Ma bibliothèque » du ministère de la Culture