ÉMILIE AGNOUX : « TROP DE FONCTIONNAIRES, VRAIMENT ? L’HISTOIRE BÉGAYE À NOUVEAU »
Cofondatrice du think tank Le Sens du service public, Émilie Agnoux revient dans cette tribune sur la question des effectifs publics, sujet de retour sur le devant de la scène après l’annonce du creusement du déficit public. “Il aura suffi de quelques annonces alarmistes pour réveiller les vieux démons. L’histoire bégaye, à nouveau”, souligne-t-elle.
Nous pensions que la rengaine du “trop de fonctionnaires” était derrière nous, mais nous avons pêché par excès d’optimisme. Il aura suffi de quelques annonces alarmistes sur le déficit de la France pour réveiller les vieux démons. L’histoire bégaye, à nouveau. Elle se répète à l’identique, ou presque. Et c’est précisément ce “presque” qu’il nous faut analyser.
Trop de fonctionnaires ? C’est exactement le titre du livre de l’historien Émilien Ruiz, qui dévoile la profondeur historique de cette “obsession”… au moins aussi vieille que l’édification de l’État moderne et de son administration au cours du XIXe siècle ! État moderne qui a vu s’épanouir progressivement, et dans le même temps, le modèle des services publics à la française, que nous voyons aujourd’hui menacé.
Notons néanmoins la pointe d’originalité dans les dernières prises de position : il ne s’agirait plus de couper aveuglément dans les effectifs, mais uniquement dans les postes administratifs, “l’administration administrante”, supposée inutile, improductive et coûteuse, sans jamais en préciser le périmètre. L’administration, pour eux, comme pour la majorité des citoyen(ne)s, est une nébuleuse difficile à appréhender, dont on ne perçoit qu’une infime partie de l’activité.
La priorité ne devrait pas être de faire des économies aléatoires, mais bien d’améliorer la qualité des services publics.
Les secrétaires médicales des hôpitaux sont-elles incluses dans ces postes à supprimer ? Les personnels RH en charge de verser la paie, suivre la carrière des agents, garantir les conditions de travail, sont-ils concernés ? Et que dire des agents chargés de lutter contre la fraude, garantir le respect des lois et règlements, sécuriser juridiquement les actes, appliquer le code des marchés publics… ? Et question suivante : si ces missions ne sont plus réalisées par des agents publics, s’agit-il de les confier à des acteurs privés, comme c’est déjà largement le cas pour les personnels d’entretien des locaux ?
La vérité, c’est qu’il y a probablement des postes administratifs que l’on pourrait redéployer ou, osons le terme, “optimiser”. Mais cela supposerait une telle révolution culturelle que cela semble aujourd’hui peu probable et en tout état de cause, ne dégagerait que des marges de manœuvre dérisoires par rapport à l’ampleur des gains espérés.
Ainsi, la priorité ne devrait pas être de faire des économies aléatoires, mais bien d’améliorer la qualité des services publics pour les usagers comme pour les agents publics, ce qui pourrait, à terme, générer de réels retours sur investissement.
Rappelons d’abord que la bureaucratie n’est pas mauvaise en soi. Sa portée démocratique est immense. Elle est l’expression de la souveraineté nationale. Elle garantit l’égalité de traitement des usagers, qu’elle protège avant toute chose. Le statut joue le même rôle, en mettant des garde-fous pour limiter les risques de conflits d’intérêts, permettre la continuité de l’activité de l’État, garantir la compétence de ses serviteurs…
L’excès de bureaucratie, dont peuvent pâtir les agents comme les usagers, n’est autre que la résultante d’un profond manque de confiance à l’égard des administrations.
Nous oublions malheureusement au fil du temps pourquoi certaines règles ont été instituées. C’est la rançon de la gloire : elles ont réglé des problèmes passés, que l’on ne perçoit plus, mais qui resurgiront une fois la règle fragilisée ou abrogée. Le plus souvent, il faudra plusieurs années pour en voir les effets, en prendre conscience, avant de recréer une nouvelle règle. Et entre temps, une débauche d’énergie et de moyens, et des contre-bénéfices collectifs.
La bureaucratie aujourd’hui tant décriée n’est en réalité que la conséquence d’un certain art de gouverner. Elle est l’expression matérielle d’une inflation normative impulsée par le politique. L’excès de bureaucratie, dont peuvent pâtir les agents comme les usagers, n’est autre que la résultante d’un profond manque de confiance à l’égard des administrations, qui nourrit des batteries d’indicateurs de pilotage et de gestion, toujours plus nombreux, et accentue les contraintes par le haut…
C’est pourtant au nom d’une prétendue “efficacité” des services publics que cette forme de bureaucratie mortifère se développe depuis des années. Cette situation ubuesque en vient au final à accroître la pression à la privatisation, généralement limitée aux segments les plus rentables des services publics.
Sacré paradoxe, que l’on ne pourra résoudre qu’à la condition de remettre en question les présupposés idéologiques et managériaux à l’origine de cette machine infernale. Le besoin de contrôle est insatiable. Il s’aggrave face à l’instabilité et à la complexité du monde. Mais il pourrait bien au final nous condamner à l’impuissance collective.
Comme elles ne se donnent pas à voir, les fonctions support en deviennent illégitimes aux yeux de ceux et celles qui, après avoir déstabilisé les services publics, se présentent aujourd’hui en sauveurs. C’est au final cette même logique qu’alimente la dématérialisation et que pourrait accentuer l’intelligence artificielle. La variable humaine est vue comme un problème à contraindre ou à contourner. Le pouvoir discrétionnaire et la réflexivité des agents publics en sont réduits à la portion congrue. La folie se présente sous les oripeaux de la rationalité économique.
Il faut voir pour y croire. Or quand les agents publics disparaissent de la vue des usagers ou des décideurs, on en vient à questionner leur utilité et à en oublier leur rôle. Une maladie du management bien trop connue : pour être bien vu, il faut se faire voir. Peu importe la qualité finale, et donc la performance réelle !
Le service public ne discrimine pas ses usagers.
Cette méconnaissance, ou cette défiance, semblent traverser une grande partie de la classe politique et de la population française. Ce sont elles qui alimentent depuis des décennies les rêves d’un spoils system à la française, le détricotage méticuleux des statuts de la fonction publique, le technosolutionnisme et la dématérialisation déshumanisante, l’externalisation et la libéralisation de pans entiers de services publics…
L’intervention d’Emmanuel Macron devant les hauts fonctionnaires le 12 mars dernier emprunte à une certaine vision de l’action publique. Par la forme, par le contenu de son discours, le président de la République a tenu à rappeler que l’administration est au service du politique, tout en imputant le mécontentement des Français(es) à des défauts de mise en œuvre de sa politique, comme si le problème était uniquement d’ordre logistique, à savoir la mise en œuvre “jusqu’au dernier kilomètre”.
Soyons sérieux : les agents publics essaient de réaliser leurs missions, en répondant aux orientations politiques qui leur sont données, avec une économie de moyens, pour satisfaire des besoins exponentiels et d’une grande complexité, car le service public ne discrimine pas ses usagers.
La rhétorique de la simplification administrative n’est pas simplement un discours de gestionnaire soucieux des deniers publics et du bien-être des usagers. Elle promeut un projet de société qui jusqu’à présent a pu simplifier le quotidien de certains, et dans le même temps rendre plus difficile la vie d’une autre partie de la population, celle qui s’abstient ou est de plus en plus tentée par le vote extrême.
Ce mantra qui mise tout sur la forme, pour mieux masquer le fond, est devenu quasi universel. Le questionner, c’est risquer d’apparaître déconnecté, irresponsable, dispendieux. C’est pourtant la condition première d’une remise sur pied sincère et profonde de nos services publics.
Il serait temps d’offrir les conditions réelles à nos services publics pour mieux fonctionner.
Les Français(es) ont des attentes ambivalentes et contradictoires, que nous devons assumer, plutôt que de chercher à les contourner. Ils et elles veulent que le traitement de leur situation particulière aille vite et leur demande le moins de démarches possible. Mais ils et elles veulent aussi “en même temps” que l’on prenne le temps de bien traiter leur situation, de prendre soin d’elles et eux, d’être à leur écoute. En somme, de changer un peu, voire beaucoup leur vie.
À l’heure où la fonction publique a besoin d’attirer à elle de nouvelles recrues, d’améliorer les conditions de travail et de rémunération de ses agent(e)s, il serait enfin temps de changer de disque et d’offrir les conditions réelles à nos services publics pour mieux fonctionner. Cela doit nécessairement passer par de l’autonomie de mise en œuvre au plus près des usagers et la reconnaissance pour les métiers de la fonction publique, comme ce fut le cas pendant le Covid-19.
Ne nous y trompons pas. Nous n’avons pas tant une problématique de gestion de nos services publics qu’un sujet politique : l’obsession du contrôle, l’instabilité structurelle des directives, la centralisation excessive des décisions, la préférence pour les effets de communication de court terme, des choix politiques qui se réfugient derrière des dysfonctionnements organisationnels.
Ce sont d’abord ces enjeux démocratiques majeurs, et celui du financement collectif des biens communs, c’est-à-dire des recettes, qui méritent notre attention. Ayons enfin le courage d’un débat public de qualité sur ces questions.