LA PROPOSITION SUR LES BINATIONAUX BROUILLE LA POSITION DU RN SUR L’ACCÈS À LA FONCTION PUBLIQUE

Si le Rassemblement national (RN) souhaite interdire la nomination de binationaux aux postes “sensibles” de l’État, le flou demeure toujours sur la liste précise des emplois qui pourraient être ciblés. “Cela concerne très très peu de personnes”, assure Jordan Bardella, quand Marien Le Pen évoque “quelques dizaines d’emplois”.

Jordan Bardella vient de l’annoncer, ce qui a vite suscité la polémique : le Rassemblement national (RN) veut interdire la nomination de binationaux aux “postes stratégiques” de l’État. Mais quels sont précisément les emplois “sensibles” qui pourraient être concernés par cette interdiction en cas d’arrivée au pouvoir du parti de Marine Le Pen ? Questionné à de multiples reprises sur ce sujet lors de la présentation de son programme, le président du RN s’est montré pour le moins embarrassé, au point même de s’en agacer.

“Je veux bien qu’on passe la campagne dessus, mais c’est minoritaire, cela concerne en réalité très très peu de personnes”, a-t-il ainsi indiqué ce lundi 24 juin, avant d’affirmer que cette mesure restait “anecdotique” à ses yeux. “C’est non seulement symbolique, mais c’est juste un principe de défense des intérêts de la nation”, a-t-il développé.

“Nous n’entendons pas remettre en cause la double nationalité, a toutefois promis le président du RN. En revanche, nous entendons effectivement réserver un certain nombre d’emplois stratégiques dans les secteurs notamment liés à la sécurité et à la défense exclusivement à des citoyens français.” Et d’insister sur le fait que cette interdiction ne concernerait qu’une “minorité” de personnes. “Est-ce qu’aujourd’hui on imagine des Franco-russes travailler au ministère des Armées ?” a ainsi illustré Jordan Bardella, ne donnant néanmoins que ce seul exemple.

Avis divergents au sein du parti

Le flou demeure en effet toujours sur la liste précise des emplois qui pourraient être refusés aux binationaux en cas d’arrivée du RN au pouvoir. Les avis divergent même au sein du parti sur l’ampleur des postes potentiellement concernés par cette interdiction. “Je pense qu’il s’agit d’abord des emplois ministériels et puis des emplois qui sont définis par la Constitution comme étant à la disposition du gouvernement”, a expliqué le député sortant RN Roger Chudeau sur BFM-TV, après la conférence de presse de Jordan Bardella, en citant notamment le cas des préfets et des ambassadeurs. De quoi alimenter encore la polémique.

Sur X (ex-Twitter), en soirée, Marine Le Pen aussi a tenté de venir à la rescousse du candidat du RN à Matignon, en affirmant que les “doubles nationaux” pourraient “occuper tous les emplois dans la fonction publique, bien sûr”. “La restriction ne concernerait que quelques dizaines d’emplois très sensibles dans des postes stratégiques en matière de défense, de nucléaire ou de renseignement par exemple”, a développé la finaliste de la présidentielle de 2022. Et de promettre une liste “courte” qui serait “revue très régulièrement en fonction de l’actualité géopolitique et de ses conséquences pour notre pays”. 

Préfets et ministres non concernés

La tentative de justification de Marine Le Pen s’est poursuivie ce mardi 25 juin sur RTL, où la députée sortante du Pas-de-Calais, a répondu qu’il s’agissait uniquement des “postes stratégiques sensibles”. “C’est une poignée d’emplois qui pourraient être concernés, en réalité, a-t-elle insisté. Lorsque vous avez des problématiques géopolitiques avec un certain nombre de pays – et cette liste doit être revue de manière régulière –, eh bien vous mettez en place un principe de précaution.” 

L’ex-présidente du RN a cité l’exemple des directeurs de centrale nucléaire : “Est-ce qu’on a envie de prendre le risque qu’un dirigeant de centrale nucléaire soit franco-russe et qu’il puisse subir une influence ?” “Ce sont des emplois très réduits et très restreints, cela ne concerne pas du tout l’intégralité de la fonction publique”, a-t-elle renchéri, en indiquant que cette mesure ne concernerait ni les préfets ni les ministres, contrairement à ce qu’avait précédemment indiqué le député RN sortant Roger Chudeau. “Nous n’entendons pas remettre en cause la possibilité d’être ministre et binational”, a-t-elle ainsi promis.

À l’heure actuelle, la binationalité n’empêche pas l’accès aux emplois de la fonction publique puisqu’un Français binational bénéficie de tous les droits et obligations attachés à la nationalité française. Certains métiers dits de souveraineté, puisque liés aux fonctions régaliennes de l’État (défense, budget, sécurité, diplomatie), sont néanmoins réservés aux Français, qu’ils soient donc en théorie détenteurs ou non d’une seconde nationalité. Pour les autres emplois de la fonction publique, les ressortissants européens peuvent passer des concours et ainsi devenir fonctionnaires. Les étrangers non européens, quant à eux, peuvent aussi être recrutés dans la fonction publique, mais uniquement en qualité de contractuels.

Une révision de la Constitution à la clé
Pour interdire les “emplois sensibles” aux binationaux, le Rassemblement national compte passer par une loi organique puis un décret listant les emplois concernés. Pour de nombreux juristes néanmoins, une telle disposition nécessiterait une révision de la Constitution, sans laquelle la mesure serait anticonstitutionnelle au regard, notamment, du principe de non-discrimination et du principe d’égal accès aux emplois publics. “En l’état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel,  je ne vois pas comment une telle mesure pourrait être conforme à la Constitution”, affirme ainsi Mathieu Carpentier, professeur de droit public à l’université Toulouse Capitole. Ce Conseil, développe-t-il, “a toujours affirmé que l’ensemble des Français, quel que soit le mode d’acquisition de la nationalité, sont placés dans une situation identique”. “Une différence de traitement ne pourrait donc être justifiée que si elle poursuit un intérêt général et est en lien avec l’objet de la législation tant en matière de nationalité que de fonction publique”, précise-t-il. S’agissant de l’interdiction des emplois sensibles aux binationaux, “ces conditions ne me semblent pas réunies”, estime l’universitaire. Mathieu Carpentier ajoute : “Bien sûr, il revient à l’autorité administrative, sous le contrôle du juge administratif, de vérifier au cas par cas si la double nationalité du candidat fait obstacle à ce qu’il accède à telle fonction sensible. Mais une interdiction généralisée me semblerait manifestement contraire au principe d’égalité.”