« L’INDIVIDUALISATION DES RÉMUNÉRATIONS RECONFIGURE LES RAPPORTS AUX COLLÈGUES »

Professeur des universités en sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes–Saint-Denis, Nadège Vezinat revient dans cet entretien sur la question de la rémunération au mérite dans la fonction publique dont le développement avait été plaidé par le ministre Stanislas Guerini avant la démission du gouvernement Attal.

Quel état des lieux dressez-vous du dispositif de rémunération au mérite dans la fonction publique ?

La mise en place d’une rémunération au mérite ou sur les résultats d’une activité de travail est souvent présentée comme une nouveauté dans la fonction publique alors que ce n’est historiquement pas le cas. Diverses primes, qui composent le traitement indemnitaire d’un fonctionnaire, coexistent depuis longtemps avec son traitement indiciaire. En 2013, le rapport Pêcheur remis au Premier ministre comptait déjà environ 1 700 régimes indemnitaires différents. Selon les ministères et les périodes, un ensemble large et diffus de primes et commissions avait déjà permis d’individualiser en partie la rémunération des agents et de la lier à leur activité. Les premières primes, appelées alors “de rendement” ont en effet été instaurées d’abord au profit des personnels du ministère des Finances par un décret du 22 mai 1926, modifié ensuite en 1945. Un décret du 6 février 1950 “relatif à certaines indemnités dans les administrations centrales” viendra ensuite étendre ces primes à d’autres ministères “en vue d’obtenir des économies de personnel par l’accroissement de l’efficacité du travail”. L’enjeu aujourd’hui est donc davantage celui de la diffusion, voire de la généralisation de ces modes de rémunération que de leur mise en place.

Est-il difficile de mesurer le “mérite” ?

La rémunération au mérite pose la question de la définition de ce dernier. Or, une ambiguïté forte demeure autour de ce que les uns et les autres entendent par mérite. Il s’agit le plus souvent d’indexer des primes à la “performance” des agents ou de les intéresser aux résultats obtenus. Mais le mérite est, malgré l’individualisation que le terme contient, une construction sociale susceptible de variations et de modulations, notamment sur la manière de l’évaluer : est-ce que cette rémunération dépend uniquement de l’appréciation du supérieur hiérarchique ou peut-elle être objectivable en dehors de lui ? Dépend-elle d’un nombre de dossiers à traiter (évaluation quantitative) ou d’une satisfaction sur le service rendu (évaluation qualitative) ? Ces évaluations doivent-elles être individuelles ou collectives, c’est-à-dire se pencher sur le travail d’une équipe, d’un bureau ou d’un service ? Enfin, s’agit-il d’atteindre un seuil de mérite préalablement défini de manière “absolue” ? Ou d’être plus performant dans son travail qu’un autre agent – le mérite étant alors saisi de manière “relative”, c’est-à-dire dans la comparaison avec d’autres ? Selon les secteurs d’activité, il sera plus ou moins délicat de mettre en place des indicateurs permettant d’indexer la rémunération à l’atteinte totale ou partielle des objectifs. Ce mode de rémunération soulève alors la question de la traçabilité des actions et des modes d’évaluation dans une dimension de contrôle, mais plus largement aussi dans une dimension d’objectivation du travail de chacun quand la production ne peut se mesurer parfois qu’à l’échelle d’un service du fait de l’interdépendance et de la forte coordination nécessaire.

À quoi sert donc ce dispositif de rémunération ?

La rémunération au mérite sert une triple logique : de récompense de l’investissement au travail mesuré individuellement, d’incitation et de modification des comportements, et enfin de sélection des meilleurs (par le classement et la comparabilité des uns et des autres). En tant que politique d’individualisation des rémunérations, elle est associée à des mécanismes apparentés au new public management qui rompent avec les régulations collectives. En permettant d’atténuer pour certains – mais pour certains seulement – l’absence d’augmentation des traitements et salaires, elle creuse de fait les inégalités entre agents et crée de la segmentation. Ce dispositif modifie également les comportements en valorisant certaines pratiques au détriment d’autres et, de ce fait, reconfigure les rapports aux collègues. Elle agit enfin comme un outil de normalisation et d’orientation des comportements : cela signifie que les organisations de travail utilisent ce dispositif pour orienter les pratiques professionnelles, en créant notamment des mises en concurrence des services, mais aussi des agents entre eux en vue d’optimiser le travail effectué. Pourtant, les conflits entre services et les jalousies au travail peuvent être de ce point de vue contreproductifs.

Faut-il revoir les dispositifs de reconnaissance de l’engagement ?

Avec de faibles rémunérations, un gel du point d’indice et un manque de revalorisations salariales qui compensent de moins en moins les conditions de travail difficiles, ce dispositif est utilisé pour remotiver, à moindres frais, des agents qui ne se sentent pas reconnus à leur juste valeur. Cependant, si la reconnaissance du travail effectué est loin d’être inutile, l’individuation des rémunérations produit des effets pervers régulièrement pointés par les chercheurs : une concurrence des agents entre eux plutôt qu’une coopération des individus ou des services, un nombre de déçus plus important que le nombre de “récompensés”, donc du ressentiment et au final un désengagement dans l’exercice quotidien des missions. Au regard du constat des faibles salaires de la fonction publique (notamment pour les fonctionnaires de catégorie C), l’indexation du point d’indice sur l’inflation comme la mise en œuvre d’une revalorisation d’ampleur des traitements dans la fonction publique (sous-payée au motif qu’elle œuvre à l’intérêt général) me paraissent être plus urgentes à considérer. Travailler sur des dispositifs ayant une dimension collective augmente la satisfaction d’ensemble sans engendrer un sentiment de concurrence entre les agents, sentiment qui se traduit dans les faits, au détriment du service rendu.

Propos recueillis par Bastien Scordia